Une démarche peu connue de la Protection de l’enfance
Peu connue du grand public, la prévention spécialisée est l’une des missions de l’Aide sociale à l’enfance. Elle se positionne au carrefour de différentes politiques publiques telles que la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Définie par le code de l’action sociale et des familles, elle vise à faciliter l’insertion sociale et professionnelle des jeunes et à soutenir leur autonomie quand un risque d’inadaptation ou de rupture sociale ou familiale est repéré.
Le pôle Grand Est a choisi d’intégrer cette nouvelle forme d’action en absorbant l’AIPS (association intercommunale de prévention spécialisée) riche d’une expérience de terrain et d’une connaissance des territoires éprouvées. L’ancien directeur de l’AIPS, Daniel Dose, s’en félicite et défend avec enthousiasme l’intérêt des missions qu’il continue à exercer en tant que responsable de la prévention spécialisée au sein du pôle.
Comment définissez-vous la mission de la prévention spécialisée ?
Daniel Dose : La prévention spécialisée est une démarche éducative et sociale fondée sur la libre adhésion des personnes. Elle touche à la fois l’individu et le collectif tel qu’il se présente dans ce que l’on appelle les « territoires » (quartiers, groupes d’immeubles…). Son objectif est d’agir auprès des jeunes de 10 à 21 ans identifiés comme fragiles et exposés à un risque d’inadaptation, d’exclusion, de rupture et de souffrance, et de leur famille le cas échéant. Nous intervenons avant que les risques de marginalisation ou de passage à l’acte surviennent ou bien pour en limiter les effets.
C’est l’intérêt du jeune qui nous guide : il s’agit pour nous de veiller à son bon développement à la fois physique, intellectuel, social, culturel et affectif.
Pour y parvenir, nous déployons tous les moyens à notre disposition pour (re)mettre entre les mains de ces jeunes les chances de trouver leur place dans la société. Cela passe par exemple par des actions facilitant leur accès à l’éducation, à la culture, à la santé, au sport, ou encore par une amélioration des liens familiaux ou sociaux. Tout dépend de la situation à laquelle nous sommes confrontés.
Une action de type prévention spécialisée est déclenchée par un diagnostic initial. Une fois la problématique identifiée, une équipe dédiée est implantée. Les actions sont définies et menées dans une logique de complémentarité par le département, Moissons Nouvelles et les villes.
Qu’est-ce qui distingue la prévention spécialisée des modes d’intervention mieux connues de la protection de l’enfance?
Daniel Dose : La grande différence avec les autres dispositifs de la protection de l’enfance réside dans le fait que nos interventions ne sont pas des mesures éducatives : elles ne sont que des propositions. Nous n’imposons rien et le jeune est parfaitement libre de refuser notre aide.
Ce caractère non obligatoire nous impose en revanche de gagner la confiance des jeunes à travers un travail de grande proximité avec eux. C’est en étant quotidiennement présents sur les territoires que nos éducateurs parviennent à « faire partie du paysage » et acquièrent la légitimité nécessaire pour être reconnus dans leur rôle de soutien. Seulement alors leurs propositions peuvent être accueillies par les jeunes en demande, qu’elles portent sur de l’information, des conseils, une aide, une orientation ou un accompagnement. Quand notre action implique les parents, nous cherchons à obtenir leur adhésion, à travers une relation respectueuse de leur rôle et de leur mode de vie, sans jamais être intrusifs. Cette confiance préalable et ce respect mutuel sont nécessaires pour mener le travail d’écoute, de compréhension et de formulation d’une réponse élaborée de concert entre l’éducateur, le jeune et sa famille. Nous en faisons notre impératif absolu : obtenir tout au long du parcours l’adhésion libre de la famille et du jeune. Sans leur consentement, le projet peut s’avérer très compliqué. En revanche, en cas de danger pour le jeune, nous faisons appel aux autres moyens à notre disposition, y compris aux moyens coercitifs.
Concrètement, quels sont les modes d’action à l’œuvre ?
Daniel Dose : Nous nous adressons au collectif, en agissant directement auprès des publics des territoires, ou bien à des groupes de jeunes donnés, aussi bien qu’à des individus auxquels nous proposons un accompagnement personnalisé.
Par exemple, face à un cas de décrochage scolaire, nous nous demandons où se situe la difficulté : vient-elle de l’école, de la famille, de l’environnement ? Il nous faut dénouer un entrelacs de situations parfois complexes : divorce, enfant objet d’un conflit, contexte social dur… Nous intervenons d’abord pour informer le jeune qu’il existe des solutions pour l’en sortir et l’aider à trouver sa propre voie, retrouver une stabilité scolaire et définir avec lui un réel projet de vie. Nous faisons en sorte d’atténuer les difficultés du jeune, d’avancer au coude à coude avec lui. Auprès de sa famille, nous essayons de faire passer le message que leur enfant pâtit d’un conflit qui n’est pas le sien. Nous n’avons pas la prétention de tout régler ni d’imposer un objectif de résultat. Un éducateur désigné se charge d’accompagner individuellement le jeune: il s’agit par exemple de l’aider à se rendre de lui-même à la Mission locale, pour renouer le contact. Cette démarche se construit en plusieurs étapes : réapprendre à sortir, se lever le matin, définir des règles, se composer un quotidien…
Notre intervention se présente avant tout comme une offre de relation préalable à la mise en place de l’action éducative.
Pouvez-vous donner des exemples d’actions collectives ?
Daniel Dose : Nos éducateurs, comme je vous l’ai dit, sont très présents sur le terrain mais ce travail de rue seul ne suffit pas. Il doit être complété par des actions collectives qui nous permettent d’être identifiés auprès des publics concernés et des partenaires comme des intervenants pertinents. Nous œuvrons ainsi à la sensibilisation des territoires en fonction de thématiques identifiées. Nous avons par exemple repéré que certains jeunes handicapés qui souhaitaient utiliser les équipements de proximité étaient relégués en dehors du cercle des jeunes à cause de leur handicap. En réponse à cette problématique, nous avons organisé un tournoi de foot « unifié », c’est-à-dire adapté, réunissant les « athlètes » représentés par les jeunes handicapés et les autres jeunes, les « partenaires ». Le sport a l’immense vertu de masquer les différences. à travers le jeu, les jeunes redeviennent tous ordinaires, tous égaux face au ballon. Chacun révèle son potentiel sportif, même avec un handicap, et le regard sur la différence change. Pour cette action, vous avons mobilisé des partenaires tels que des clubs sportifs en les engageant à intégrer dans leur offre une section pour jeunes en situation de handicap, seule condition d’une véritable intégration.
Autre exemple : la problématique de la mixité de genres, que nous avons eu l’occasion d’approcher également par le sport. En participant à la création d’une équipe de foot féminin, nous avons permis aux filles de se distinguer et d’échapper aux tracasseries des garçons. Le sport est un outil formidable d’une façon générale pour créer du lien, avec ou sans thématique : en transpirant ensemble, on s’accomplit et on devient solidaire.
Le sujet du dialogue inter-religieux et de la tolérance vis-à-vis des croyances des uns et des autres est aussi au cœur de nos préoccupations. Nous agissons pour faciliter la rencontre avec l’autre et pour faire entendre que la différence est une plus-value, un point de ralliement plutôt qu’un caractère qui sépare. L’accueil de pièces de théâtre qui mettent ces sujets en scène est l’une de nos pistes privilégiées. Ces sujets délicats se travaillent en amont, dans les collèges où nos équipes interviennent pour questionner les religions et définir l’athéisme, la laïcité, etc.
Il y a aussi les actions en direction de groupes de jeunes en errance. Il s’agit de les approcher pour créer avec eux une dynamique positive pour ensuite travailler individuellement avec chaque jeune. Cela peut se présenter sous forme d’actions dites de loisir. Nous amenons les jeunes à partager un projet de séjour en commun, dont le financement nécessite une mobilisation de tout le groupe. Ils apprennent ainsi à communiquer de façon constructive autour d’un projet dont la dimension collective crée de la cohésion. Au cours du séjour, ils partagent un vécu intense et apprennent à respecter un cadre et des contraintes. Ces séjours, ce sont des émotions fortes pour tout le monde qui permettent aux jeunes de se dépasser. A l’éducateur de saisir et valoriser le changement : « Regarde, chez toi, tu as du mal à te lever le matin, et pendant ce séjour, je t’ai vu gravir des montagnes ! »
Comment s’est opéré le rapprochement de votre association AIPS avec le Pôle Moissons Nouvelles Grand Est?
Daniel Dose : L’AIPS existait depuis 2000. Avec le temps, l’accumulation de contraintes budgétaires, d’obligations légales de plus en plus complexes et des moyens qui n’évoluent pas, nous avons mené un véritable travail de réflexion sur notre avenir. Ou bien nous développions de nouveaux services, ou bien il nous fallait nous rapprocher d’une association pour soutenir notre mission. Moissons Nouvelles offrait un cadre exemplaire : des fonctions supports de grande qualité (ressources humaines, juridiques et financières…) et une vocation en totale cohérence avec la nôtre. Moissons Nouvelles s’adressait aux mêmes publics et nous avions une zone d’influence commune. Leur expertise vis-à-vis de nos publics cibles était excellente mais l’association n’avait pas encore développé de prévention spécialisée. L’idée que nous pouvions ensemble contribuer à fluidifier le parcours de ces jeunes en souffrance et interagir autour d’une proposition éducative commune est apparue comme une évidence. Nous avons ainsi contribué à compléter leur offre déjà étoffée avec les MECS, le SERAD (service éducatif renforcé à domicile) ou encore Mousqueton (accompagnement d’adolescents suite à une fugue) et prochainement les services familles.
AIPS est devenue un établissement à part entière de Moissons Nouvelles depuis le le 1er janvier 2019 par fusion absorption. Selon la volonté de Moissons Nouvelles, les membres de notre ancien conseil d’administration — élus du territoire notamment et bénévoles très impliqués — ont poursuivi leur mission de conseil et d’expertise au sein de Moissons Nouvelles, à travers la création d’un comité technique. Ce comité se réunit chaque trimestre pour le suivi et l’analyse des actions en cours. Nous restons tous très attachés à la dimension multidimensionnelle de nos actions et à la collaboration avec tous les acteurs impliqués sur les territoires et la protection de l’enfance.
Raphaëlle Joubert